PHILOSOPHIE ET MÉDECINE
La santé et la maladie sont simplement deux manières de vivre, toutes deux également possibles : même si la santé demeure le but de la médecine, il faut repenser la frontière entre ce qui est "normal" et ce qui est "pathologique".
Le normal et le pathologique
Selon Canguilhem, médecin et philosophe (1904-1995)
I - La règle et la norme.
On peut opposer le normal au pathologique en opposant la santé, prise comme fonctionnement optimum d'un organisme vivant, à la maladie comme altération de cet ordre optimal.
Cependant, l'investigation médicale montre que cette opposition est illusoire. Car le fonctionnement optimum est celui qui est donné dans le meilleur des cas seulement, mais pas dans tous les cas. Autrement dit, la santé est seulement un état comme un autre, parmi d'autres possibles ; la santé est dans la nature, mais la maladie aussi, bien qu'elle ne soit pas un état souhaitable. C'est pourquoi, dans Le normal et le Pathologique (1966), Canguilhem affirme : "être sain et être normal ne sont pas tout à fait équivalents, puisque le pathologique est une sorte de normal".
Être en bonne santé n'est pas une règle, car une règle exprime ce qui doit être. Ce n'est pas non plus une loi physico-chimique ou biologique, car une loi correspond à ce qui est toujours, ce qui a nécessairement lieu. Or, il n'existe aucun devoir moral d'être en bonne santé, ni aucune loi naturelle en vertu de laquelle nous serions inévitablement en bonne santé : la maladie fait toujours partie des possibles. La santé est donc seulement une norme correspondant à ce qui se fait le plus souvent dans une certaine situation. Mais justement pas toujours ; il suffit que la situation, les circonstances, changent pour que la maladie devienne plus fréquente : il y a donc des exceptions. C'est-à-dire que le plus souvent santé et maladie coexistent dans la nature : il s'agit simplement de deux manières de vivre différentes, mais toutes deux possibles. La santé est donc une norme, mais la maladie aussi ; il est normal qu'il y ait des maladies : "la vie à l'état pathologique n'est pas absence de normes mais présence d'autres normes" (ibid.). En d'autres termes, insiste Canguilhem, "«pathologique» est le contraire vital de «sain» et non le contradictoire logique de normal." (ibid.).
II – Pathologie et équilibre.
Il en résulte que la frontière classique entre le normal et le pathologique est imprécise et varie, montre Canguilhem, notamment avec les individus : le retour à la santé est une notion qui est propre au malade ; elle n'appartient pas à un système de considérations scientifiques pures, elle reflète plutôt l'existence de marges de manœuvre que possède le corps vis-à-vis des atteintes provenant du milieu où il se trouve. Tant qu'un certain point n'est pas dépassé, le sujet peut continuer à vivre en étant malade : sa maladie constitue un équilibre tout aussi viable que l'équilibre opposé de la santé.
Évidemment, la maladie réduit nos marges de manœuvre par rapport aux attaques du milieu, mais ne les supprime pas totalement pour autant. Il faut comprendre "l'anxiété populaire" devant "les complications des maladies" en la rattachant à l'expérience d'après laquelle une maladie risque de nous "précipiter" dans une autre maladie : "Chaque maladie réduit le pouvoir d'affronter les autres, use l'assurance biologique initiale sans laquelle il n'y aurait pas même de vie. La rougeole ce n'est rien, mais c'est la broncho-pneumonie qu'on redoute." (ibid.).
Pourtant, l'organisme doit accepter le risque d'affronter des événements pathogènes : "il mesure sa santé à sa capacité de surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre." (ibid.).
III – Médecine et tératologie (étude des anomalies).
On appelle monstre l'être qui s'écarte d'un ordre considéré comme normal à cause d'une anomalie. Mais là encore, écrit Canguilhem dans La connaissance de la vie (1952), "le monstre, [c'est] seulement l'autre que le même, un ordre autre que l'ordre le plus probable". Mais le plus probable n'est pas le seul possible : la monstruosité est un échec et non une erreur. Or, toutes les réussites de la vie sont également menacées, puisque les individus, et même les espèces, meurent. La vie se déploie sous le signe de la contingence.
Si nous interprétons souvent la monstruosité comme un "non-viable" (ibid.) menaçant, c'est parce que nous nous sentons concernés à double titre : "un échec aurait pu nous atteindre et un échec pourrait venir par nous." (ibid.). Mais sommes-nous contestés par le non-viable ou attirés par le jamais vécu ?
Cependant, "il n'y a pas en soi de différence entre une forme réussie et une forme manquée" (ibid.). On ne peut d'ailleurs peut-être même pas dire qu'il y a des formes manquées, car "rien ne peut manquer à un vivant" (ibid.). En effet : "En présence d'un oiseau à trois pattes, faut-il être plus sensible à ceci que c'est une de trop ou à cela que ce n'est guère qu'une de plus ?" (ibid.).
Il faut donc rompre avec la tératologie aristotélicienne, "fixiste" et "ontologique" (ibid.). Pour celle-ci, les lois de la nature établissent une hiérarchie définitive de "formes éternelles" (ibid.). Tandis que pour Canguilhem, la vie se manifeste par une hiérarchisation constamment renouvelée de diverses "formes possibles" (ibid.). Pour Aristote, la loi de la nature ne s'observe pas dans un échec, pas dans un "raté", mais dans la seule forme qui, à ses yeux, est réussie, c'est-à-dire la forme la plus courante, la norme ; la fin de l'art de la médecine est la santé, son principe consiste à corriger la nature lorsque celle-ci est défaillante. Pour Canguilhem, en revanche, le monstre n'est pas plus anormal que l'être conforme à notre "habitude". Le médecin n'a pas à le soigner tant qu'il vit de la façon qui est la sienne. Méfions-nous de "notre habitude de voir les églantines fleurir sur l'églantier, les têtards se changer en grenouilles, etc." (ibid.). Acceptons que la vie soit "encore plus vivante, c'est-à-dire capable de plus grandes libertés d'exercice (…), d'exceptions (…), de transgressions spontanées à ses propres habitudes." (ibid.).
IV – Médecine et expérimentation.
De cette reconsidération radicale de l'art médical, Canguilhem tire encore la conséquence qu'on ne peut appliquer mécaniquement une règle générale à un vivant, qui est, par définition, toujours d'une originalité irréductible. Dans ses Études d'histoire et de philosophie des sciences (1968), il écrit : "une médecine soucieuse de l'homme dans sa singularité de vivant ne peut être qu'une médecine qui expérimente" sans savoir "à l'avance où passe la limite entre le nocif, l'innocent et le bienfaisant" (Claude Bernard, auteur de l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, parue en 1865, avait, lui, estimé que "parmi les expériences que l'on peut tenter sur l'homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont recommandées.")
V – Médecine et idéologie.
Enfin, la fausse conception de la normalité relève d'une idéologie illégitimement introduite dans le domaine scientifique de la médecine. Une idéologie consiste en un ensemble d'idées qu'il devient interdit d'examiner rationnellement afin de pouvoir en discuter : ce sont des idées que nous admettons par principe, tellement elles nous semblent évidentes. Fausses évidences dont il convient de se détourner, notamment lorsqu'on s'intéresse à l'histoire et à l'épistémologie (philosophie des sciences) : il importe de ne pas exclure arbitrairement telle ou telle théorie sous prétexte que, là encore, elle semble excéder une soi-disant normalité unique (*).
(*) Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, 1977.
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