PHILOSOPHIE-Laurent KADDOUR

PHILOSOPHIE ET VÉRITÉ.

Par LAURENT KADDOUR, publié le samedi 1 mars 2014 17:28 - Mis à jour le jeudi 8 mars 2018 20:10

La vérité est relative aux critères choisis pour la reconnaître. Mais ceux-ci sont collectifs , et non pas individuels ; on ne peut pas dire: "À chacun SA vérité", même si l'on doit tolérer des opinions contraires aux nôtres.

 

Notions : La Vérité – La morale – Le devoir – La démonstration.

« Y a-t-il une vérité universelle ? »

 

Introduction :

                On constate qu’il est difficile de mettre les hommes d’accord sur des affirmations communes:

“Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà”,

écrit Pascal dans ses Pensées. La vérité apparaît alors relative à tel ou tel individu particulier ou groupe d'individus, et à tel ou tel moment particulier du temps.

                Mais il est également difficile d’en demeurer à ce relativisme et à ce scepticisme (doctrine affirmant soit que la vérité existe mais qu'elle est inaccessible à l'homme, comme chez Pyrrhon, auteur de l'Antiquité grecque, soit que la vérité n'existe pas du tout, comme chez le moderne Montaigne). Car les hommes ont soif de vérité : “Il faut aller au vrai de toute la force de notre âme”, déclare Platon. La vie sociale suppose une confiance réciproque impossible dans le mensonge et difficile dans l'erreur. Or, une telle exigence de vérité est incompatible avec une pseudo-vérité variable, qui change en traversant une frontière. Car une “vérité” digne de ce nom est par définition universelle (partagée par tous les hommes). En effet, on remarque dès le départ qu’il est contradictoire d’affirmer dogmatiquement (c'est-à-dire : catégoriquement) : “Il n’y a pas de vérité universelle”, et de présenter ainsi cette phrase comme... une vérité universelle !

                La question se pose donc de savoir “s’il y a une vérité universelle”.

I - Le relativisme est souvent inévitable.

                Le sophiste (cf. cours sur Platon) Protagoras affirme : “L’homme est la mesure de toute chose”. Il veut dire par là que chaque individu évalue par lui-même la “vérité” en fonction de sa situation propre : il bâtit "sa" vérité. Gorgias, un autre sophiste de l’Antiquité grecque, se vante même d’être capable de persuader n’importe quel auditoire de n’importe quelle “vérité”, y compris et surtout sur “des sujets auquel il ne connaît rien” ! Il suffit de s’adapter à la demande de son public et de lui dire ce qui lui fait plaisir (on appelle cette attitude : la démagogie), par exemple de faire un jour un discours pro-démocratique devant des Athéniens, et le lendemain un discours favorable à la dictature militaire devant des Spartiates (*).

                Mais alors, la vérité devient simplement l’avantageux. C’est exactement la conception de Nietzsche, qui prétend que ce que nous nommons la “vérité” n’est que le visage trompeur de nos “intérêts”. Ce qu'il ne désapprouve d'ailleurs pas dans le fond…

                Or, l’homme se réduit-il à ses intérêts ? N’est-il pas capable aussi d’avoir une attitude désintéressée et d’éprouver un amour pur envers la vérité ?

II - Les valeurs sont éternelles.

                La vérité est universelle et éternelle ou n’est pas. Une “vérité” qui cesse d’être vraie est une contradiction en soi. Si la vérité est une valeur, elle ne peut pas perdre les qualités essentielles qui font d’elle ce qu’elle est : une valeur ne peut pas perdre sa valeur ! Une valeur se définit comme quelque chose de désirable inconditionnellement : une chose désirable en soi ne peut pas cesser d’être désirable. Ce n’est pas parce que certains hommes cessent de désirer la vérité que celle-ci cesse d’être désirable.

                Par exemple, la proposition : "Un commerçant doit être honnête", reste vraie même si le client est un très jeune enfant ne sachant pas encore bien compter la monnaie (exemple donné par Kant) ; et elle reste vraie parce qu'il faut faire le bien inconditionnellement, et non pas seulement parce que le commerçant malhonnête aurait à craindre d'avoir une mauvaise réputation dans son quartier (peur pour ses intérêts). C'est ce que, dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, en 1785, Kant nomme "l'impératif catégorique", qu'il définit ainsi :

"Agis uniquement d'après la maxime qui peut devenir en même temps une loi universelle".

C'est un peu comme lorsque des parents grondent un enfant en lui disant : "Qu'est-ce qui se passerait si tout le monde en faisait autant ?" ; autrement dit, ce qui est vrai pour les autres enfants est vrai pour lui aussi : il n'est pas au-dessus de la vérité !

                Pourquoi en effet la morale nous commanderait-elle de dire la vérité si cette vérité change en fonction de nos intérêts ?

Certains franchiront le pas en disant que, justement, il ne faut plus dire la vérité. Mais ce faisant, ils mettront en lumière, précisément, leurs intérêts et non pas la vérité. L’essence de celle-ci est indépendante de toute considération intéressée ; on ne peut pas dire comme Barrès au moment de l'affaire Dreyfus (1894-1914) : “une erreur, lorsqu'elle est française, n’est plus une erreur” !

                Pourtant, il faut remarquer que la vérité est l’objet d’une approche de la part de l’homme : elle est construite par l’homme.

III - La vérité dépend des critères collectifs de vérité adoptés par les hommes mais non pas des sentiments de chaque individu.

                A/ Il n’existe pas une vérité différente pour chaque individu :

                Premièrement, dire : “À chacun sa vérité” est contradictoire : cette proposition donne en effet raison à l'individu qui affirme le contraire ("Il n'y a pas de vérité différente pour chacun"), puisque c'est là sa vérité !

Deuxièmement, cela consiste à réduire la vérité à un simple caprice. Le sentiment individuel ne peut pas servir de critère de vérité. Mais :

                B/ Il existe une vérité différente (mais pas incompatible avec les autres possibilités) pour chaque critère de vérité (mais ces critères ne sont pas individuels, ils sont collectifs) :

                La distinction est fondamentale entre la réalité (ce qui est) et la vérité (qualité d'une une pensée conforme à ce qui est, en accord avec ce qui est). Si l’on voulait parler tout à fait correctement, il ne faudrait par exemple plus dire : un faux billet, un faux tableau, des faux papiers, mais : ce que nous disons de faux à propos de ce billet, de ce tableau, de ces papiers, etc. Car ce billet, ce tableau et ces papiers contrefaits sont tout aussi réels qu’un billet, un tableau et des papiers authentiques. Les choses sont réelles ou imaginaires, tandis que les pensées produites par notre esprit sont vraies ou fausses selon qu'elles sont ou ne sont pas en accord avec les choses.

                Les hommes construisent la vérité à partir de certains critères (éléments permettant de formuler un jugement) capables d’obtenir l’accord de tous. Parce que la vérité est ainsi le résultat d’une construction, elle ne réside pas dans les choses mais dans la pensée que les hommes forment et expriment au sujet des choses, d'abord les récits de faits passés, puis les idées, car :

“Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l’esprit”,

Spinoza, Pensées métaphysiques, 1663.

                Mais plusieurs critères sont possibles, ce qui ne veut pas dire que la vérité dépend de chacun, car bien que la vérité dépende de ces critères, ceux-ci sont valables pour tous :

                Premièrement, l’accord de la pensée et du réel (“vérité-concordance”), comme cela vient d'être dit quelques lignes plus haut (on dit aussi : "vérité matérielle").

                Deuxièmement, l’accord de la pensée avec elle-même, c’est-à-dire la non-contradiction, exigée par la logique (“vérité-cohérence”). Ce que la logique appelle aussi la "validité formelle" d'une démonstration, d'une déduction, d'un syllogisme. Par exemple, le syllogisme suivant : "Tous les poissons sont des invertébrés ; or, tous les hommes sont des poissons ; donc, tous les hommes sont des invertébrés", est "formellement valide" quoique les trois propositions qui le composent soient toutes "matériellement fausses" !

                Troisièmement, l’évidence. Selon Descartes, la vérité-évidence est à elle-même son propre critère, par exemple dans le célèbre "cogito" : “Je pense, donc je suis” (Discours de la méthode, 1637). Nul besoin de démontrer cette vérité, ce qui serait encore faire un détour ; son accès est direct : on voit immédiatement et directement qu'elle est vraie, on ne peut pas la mettre en doute (indubitable). Comme le dit l'expression populaire, elle "saute aux yeux". Le simple fait de la dire prouve qu'elle est vraie, car quelque chose qui n'existe pas ne peut pas penser et quelque chose qui pense existe au moins suffisamment pour penser. Pour le dire autrement :

"Cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit"

Descartes, Méditations métaphysiques, 1641.

                Mais gare aux fausses évidences cachant de simples préjugés ! Il est en effet difficile de distinguer les vraies évidences des fausses :

"Monsieur Descartes a logé la vérité à l'hostellerie de l'évidence, mais il a négligé de nous en donner l'adresse"

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1765.

                C'est pourquoi il existe encore un quatrième critère de vérité : la vérité-réussite : l’idée vraie est celle dont l’application est couronnée de succès (conception appelée pragmatisme). Mais le défaut de cette dernière définition de la vérité est qu'elle évacue toute dimension morale : par exemple le dictateur fanatique réussissant à accomplir un génocide a raison d'après cette conception, puisqu'il a réussi ! Ou encore celui qui a réussi à capturer et à vendre un grand nombre d'esclaves, etc.

                On peut alors légitimement penser qu’il est nécessaire de “croiser” ces différents critères afin de se rapprocher de la vérité universelle : il faut à la fois être en accord avec le réel, ne pas se contredire, etc. Ces différents critères sont un peu comme les différentes “voies” par lesquelles les alpinistes gravissent une montagne.

Conclusion.

                La difficulté d’atteindre la vérité universelle ne signifie donc pas que celle-ci n’existe pas. Elle signifie seulement que les conditions d’atteinte de cette vérité ne sont pas toujours remplies. Faisons une comparaison : ce n’est pas parce qu’un alpiniste renonce à atteindre le sommet d’une montagne, que cette montagne n’existe pas ; ce n’est pas parce que plusieurs alpinistes abordent une montagne par des voies différentes qu’il y a plusieurs montagnes !

Note :

(*) Athènes et Sparte (nommée aussi Lacédémone), les deux grandes cités grecques rivales de l'Antiquité, s'opposent en effet par leur régime politique.

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