PHILOSOPHIE-Laurent KADDOUR

"Si la passion est involontaire, est-il possible de la maîtriser ?"

Par LAURENT KADDOUR, publié le vendredi 10 novembre 2017 10:05 - Mis à jour le samedi 21 juillet 2018 13:46

L'opposition classique de la passion et de la raison doit être corrigée : la passion ne conduit pas forcément au mal car on peut en contrôler les effets. Elle est alors une motivation irremplaçable pour l'action.

EXEMPLE DE DISSERTATION : “SI LA PASSION EST INVOLONTAIRE, EST-IL POSSIBLE DE LA MAÎTRISER ?”.
     
    On entend souvent dire que l’homme passionné est esclave de ses passions. En effet, les passions nous dominent et nous rendent “passifs”; nous subissons nos passions comme des maladies (le terme “passion” vient du verbe latin “patior”, signifiant : "je souffre, je subis"; lui-même vient du nom grec “pathos”, signifiant : "souffrance, maladie"). Les passions sont donc des désirs devenus tellement forts qu’ils paralysent notre volonté et notre raison.
    En outre, elles sont dangereuses parce qu’elles sont beaucoup plus durables que les désirs et sentiments ordinaires. Généralement, nous souhaitons donc nous libérer de nos passions tout en reconnaissant qu’elles sont involontaires. Malgré nos efforts, nous nous laissons souvent emporter par nos passions et nous nous exclamons alors : “C’est plus fort que moi !”. Cette difficulté nous conduit alors à nous demander s’il est “possible de maîtriser” la passion bien qu’elle soit “involontaire”.
    Mais on peut aussi estimer que la passion contient quelque chose de bon et qu’elle constitue un réservoir de dynamisme dans lequel nous puisons la force d’atteindre nos fins.
Il s’agira d’abord de cerner dans quelle mesure notre volonté peut agir sur quelque chose qui est en nous mais qui est involontaire. Il conviendra ensuite de se demander s’il est souhaitable d’agir sur nos passions au lieu de leur laisser libre cours sans les brider. Car le problème de la passion soulève aussi celui de la liberté de l’homme face au Mal et face à ses propres faiblesses.
    
    Il est difficile de s’attaquer à la cause des passions. Mais on peut s’attaquer à leurs effets. C’est la position de Descartes. Celui-ci considère les passions comme des phénomènes purement physiologiques : la cause des passions réside selon lui dans le corps, plus précisément dans le sang ; en effet, croit-il, le sang contient des “esprits animaux”, sorte de “vent très subtil” formé par de minuscules particules très mobiles et qui, “montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, va se rendre de là par les nerfs dans les muscles et donne le mouvement à tous les membres” (1). Ces corpuscules matériels contenus dans le sang viennent donc heurter le cerveau, ou plus exactement une petite glande située sous le cerveau et qu’il appelle la “glande pinéale”. C’est ce choc purement mécanique qui, pour Descartes, provoquerait les passions dans le cerveau.
    Il est aujourd’hui évident que cette théorie est fausse : l’auteur confond notamment les systèmes nerveux et sanguin. Mais cette théorie permet de défendre l’idée selon laquelle un contrôle des passions est possible. Il s’agit bien sûr d’un contrôle indirect, mais tout de même efficace. Ce contrôle consiste d’abord à prendre en compte l’aspect physique de la passion (tremblements, rougeur, etc.). Il consiste ensuite à s’apercevoir que le désordre physique passionnel a un impact sur l’esprit : les passions sont des pensées “excitées en l’âme sans le concours de la volonté... par les seules impressions qui sont dans le cerveau”, écrit Descartes dans sa Lettre à Élisabeth du 06 oct. 1645. Ces “impressions” peuvent alors être inversées en pensant à quelque chose qui s’oppose à elles. Par exemple, “pour exciter en soi la hardiesse et ôter la peur (...) il faut s’appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n’est pas grand” (2). Autrement dit, pour lutter contre la passion de peur, il ne suffit pas de penser qu’il ne faut pas avoir peur, il faut surtout penser à tout ce qui stimule en nous le courage.
Tel est le principe d’une véritable technique de contrôle des passions. Dans cette perspective, les passions ne sont pas aussi dangereuses qu’on le dit souvent. 
    Pourtant, on remarque que la passion augmente au cours du temps au lieu de diminuer. Kant la compare à un “courant qui creuse de plus en plus profondément son lit” (3). Notre psychisme se trouve déséquilibré, durablement polarisé sur un seul objet qui “cristallise” toutes nos espérances(4). Un peu comme quand on jette un rameau d’arbre dans un marais salant : au bout de quelque temps, il est recouvert d’une couche étincelante formée par des cristaux de sel. De même dans notre esprit, une passion concentre en elle la force de tous nos autres désirs ; elle s’accapare leur énergie. Nous avons ainsi l’illusion qu’en la satisfaisant nous assouvissons du même coup toutes nos autres aspirations. Le passionné devient alors indifférent à tout le reste. Le champ de la conscience est “rétréci” à l’échelle d’une obsession unique. Le roman de Balzac : Eugénie Grandet, donne l’exemple du père Grandet ; personnage très avare, il est sensible à tout ce qui concerne son argent. Mais il est complètement insensible à ses proches.
Le résultat est généralement que le passionné est incapable d’envisager l’avenir avec lucidité : il est limité soit à l’instant présent, soit à un souvenir du passé, remarque Alquié. L’âme du passionné est désordonnée et aliénée : “Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne”, s’écrit Oreste dans l’Andromaque de Racine. Enfin, la passion déforme la réalité et nous rend prisonnier d’une illusion, notamment en ce qui concerne la connaissance d’autrui : par haine, nous nous représentons l’autre comme plus mauvais qu’il n’est ; par amour, nous l’imaginons meilleur que ce qu’il est. C’est pourquoi la passion est souvent condamnée comme une “maladie de l’âme” (5). Cependant, n’est-elle pas non plus une source de dynamisme ?

    La passion apparaît en effet comme un stimulant de la volonté. Une vie sans passion ne serait-elle pas la vie d’une pierre ? Vauvenargues disait en ce sens qu’un homme sans passion était comme un roi sans sujets. Être dépourvu de passions, c’est être dépourvu d’obstacles à vaincre, de difficultés à surmonter ; c’est vivre sans but. Cet aspect dynamique de la passion fut exalté par les écrivains romantiques du XIXe s. mais également par des philosophes comme Hegel. Celui-ci insiste sur l’exemple des “grands hommes”, tels les chefs d’État. Il admire particulièrement Napoléon Bonaparte, capable de laisser sa marque dans l’histoire parce qu’il voue totalement sa vie à une “grande fin”. La passion est une motivation qui procure “l’énergie” nécessaire au vouloir (6). 
Mais le passionné n’a pas conscience qu’il poursuit une fin rationnelle. Par exemple, Napoléon cherche passionnément la gloire et le succès personnel, mais il provoque par contrecoup l’essor d’une Europe moderne et libre. Car les États européens modernes se sont justement formés par réaction contre l’armée de Napoléon. Ce n’est évidemment pas ce que recherchait Napoléon, mais c’est pourtant le résultat de son action. Ce qui fait dire à Hegel que la passion est une “ruse” de la Raison. Car pour lui, la Raison est le principe gouvernant secrètement le monde ; la raison met donc la passion dans le cœur de l’homme afin de pousser celui-ci à se mettre au service du bien collectif sans même s’en rendre compte.
    Certes, cette thèse entraîne des problèmes d’ordre éthique : elle admire tellement les “grands hommes” qu’elle justifie toutes leurs actions (par exemple, les guerres horribles déclenchées par Napoléon), sous prétexte qu’elles vont dans “le sens de l’Histoire” (on retrouve l’influence de cette idée chez Marx). Toutefois, elle met en lumière la manière dont la passion concentre en un seul “intérêt” toutes les “fibres intérieures” de la volonté ; ce qui nous permet de rassembler nos forces pour atteindre des buts ambitieux : “Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion” (7). Bien sûr, les passions ne respectent pas toujours la morale. Mais c’est justement ce qui les rend efficaces : “leur force réside en ce qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer” (8).
    Une question demeure : les passions ne sont pas toujours physiques. Elles dépendent au contraire de l’âme. C’est le cas des souvenirs inconscients dont traite la théorie “psychanalytique” de Freud : selon cette théorie, le sujet est prisonnier de son passé, notamment de sa petite enfance, période au cours de laquelle le “complexe d’Oedipe” s’est mis en place dans son esprit. Par ailleurs, il existe de nombreux autres exemples de passions non physiques : l’avarice est une passion qui conduit à négliger les besoins du corps (une bonne nourriture) dans le but d’accumuler de l’argent ; les fanatismes politiques ou religieux sont évidemment fondés sur des idées et non sur le corps, etc.
C’est justement dans le domaine des idées que le passionné se croit être le plus libre alors qu’en réalité il est prisonnier d’un mécanisme, fût-il interne à son propre esprit.
    
    Les passionnés “se croient libres” parce qu’ils sont “conscients de leurs actions mais ignorants des causes par où ils sont déterminés” (9) (des causes qui les font agir). Par exemple, l’ivrogne croit parler librement alors que c’est l’alcool qui le rend bavard. Les vraies causes qui commandent nos actions forment ce que Spinoza nomme “Appétit”. C’est une autre manière de dire : le désir. Celui-ci constitue “l’essence même de l’homme” (10) ; il n’est rien d’autre que la manifestation de “l’effort” (“conatus”, écrit Spinoza en latin) par lequel “chaque chose (...) s’efforce de persévérer dans son être” (11). Cependant, notre désir n’est qu’une partie d’un désir plus grand qui existe à l’échelle de l’univers. Nous ne sommes qu’une partie de la “Nature” ; nous demeurons soumis à l’action de celle-ci. C’est elle qui produit en nous les “passions”, appelées aussi “Affections”. Nous ne sommes donc pas la “cause adéquate” de nos propres affections puisque c’est la Nature qui est cette cause (12). C’est ce que signifie la célèbre formule de Spinoza : “L’homme n’est pas un empire dans un empire”. Il nous appartient toutefois de prendre conscience de cette dépendance vis-à-vis de la Nature. Car c’est cette prise de conscience qui nous permettra de nous libérer de la “servitude” des passions. Libération dont l’ivrogne, par exemple, est incapable. Ce qui manque à ce dernier est la connaissance. Car la connaissance nous libère de nos passions : “Une affection qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte”, précise Spinoza. Comprendre, c’est déjà ne plus subir. Comprendre nos passions, c’est déjà commencer à les contrôler.
    Pourtant, la passion demeure fondamentalement ambiguë. Parfois, on a beau la comprendre, on ne parvient pas à s’en libérer : “Je vois le meilleur et je l’approuve, et cependant je suis le chemin du pire”, s’écrie Médée, personnage de la mythologie grecque qui égorge ses propres enfants pour se venger de l’infidélité de son mari Jason (le poète Ovide le raconte dans ses Métamorphoses). Or, cet exemple montre surtout que le passionné ne fait pas un effort de volonté suffisant. Comme le dit l’expression familière, le passionné “ne veut pas savoir” ce que lui dit sa raison. Non pas que sa passion s’oppose radicalement à sa raison; Mais simplement elle existe sur un autre plan que la raison. Et le passionné refuse d’écouter sa raison. Médée est donc de mauvaise foi lorsqu’elle déclare “voir” le meilleur. Parce que si elle avait vraiment fait l’effort nécessaire pour voir clairement ce qu’est le Bien, elle aurait été incapable de faire le Mal. Car la vision claire du Bien nous libère du Mal. L’âme humaine recherche spontanément le Bien ; encore faut-il favoriser son mouvement naturel, en sachant qu’il lui arrive de se tromper : “Nul n’est méchant, si ce n’est involontairement”, disait Socrate. Notre devoir est de faire tous les efforts possibles pour réduire le risque d’erreur dans la connaissance du Bien (sinon c’est une faute et non une simple erreur). Médée n’a pas eu suffisamment de volonté pour écouter en elle la voix de la Raison. Alors, la passion de vengeance l’a submergée. Le poète anglais Pope écrit : “Si la raison est la boussole, les passions sont les vents”. Or, le vent ne dérègle pas la boussole : ayant pour principe le magnétisme du Pôle Nord, la boussole continue de fonctionner quel que soit le temps. Armé de sa boussole, le navigateur peut affronter la tempête. À condition ne pas jeter sa boussole par dessus bord, sous le coup du désespoir. Il en est de même de la liberté humaine : nous devons continuer notre chemin dans la vie quelles que soient les difficultés créées par nos passions. Car la liberté n’est pas l’absence de difficultés ni de limites.
    Les Stoïciens, philosophes de l’Antiquité, accusaient les passions d’empêcher ce qu’ils nommaient “l’ataraxie” (absence de “trouble” dans l’âme). L’ataraxie était considérée comme l’idéal du sage. Faut-il pour autant anéantir en nous toute passion ? Notre vie ne serait-elle pas alors comme celle d’une “pierre” ou d’un “cadavre”, ainsi que le dit le personnage nommé Calliclès dans le Gorgias de Platon ? Il semble plus judicieux de contrôler les passions au lieu de chercher à les supprimer totalement : il devient alors possible de récupérer leur énergie pour la mettre au service de fins plus raisonnables. C’est ce que suggère Platon lorsqu’il compare l’âme à un cocher qui maintient d’une main ferme les chevaux fougueux de la passion dans une direction unique, en les empêchant de partir en tous sens.
La conception traditionnelle de la passion comme opposée à la raison doit donc être corrigée. Surtout lorsqu’on remarque la différence entre le passionné et le débauché : le passionné n’a pas forcément une vie déréglée (ce n’est qu’un cas particulier de la passion). Au contraire, la passion réalise souvent d’elle-même l’unité et la cohérence du comportement, choses justement demandées par la raison : la passion donne ainsi une ligne directrice claire à notre vie. Dans ce cas-là, elle est parfaitement compatible avec la raison, pourvu que l’on sache distinguer entre les bonnes et les mauvaises passions.
    
    La cause de la passion est donc involontaire. Mais on peut en maîtriser les effets. Il s’agit ainsi de dompter la passion et non de l’anéantir. Si cette condition est remplie, alors la passion cesse d’être comme une maladie dangereuse. Si la passion nous pousse à faire le Mal, c’est surtout parce que l’on méconnaît le Bien. Cette méconnaissance est corrigible.
    Bien que la passion nous impose en partie son mécanisme, nous pouvons néanmoins conserver notre liberté en freinant ce mécanisme. Il en résulte que la passion n’entraîne pas forcément vers le Mal : certes, elle favorise des erreurs dans l’appréciation du Bien, mais il n’est pas certain qu’une conscience humaine puisse vouloir le Mal pour le Mal.

Notes :
(1) Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie.
(2) Id., Les passions de l’âme, I, art. 45.
(3) Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1ère partie.
(4) Stendhal, De l’amour.
(5) Kant, op. cit., ibid.
(6) Hegel, La Raison dans l’Histoire.
(7) Id., Leçons sur la Philosophie de l’Histoire.
(8) Ibid.
(9) Spinoza, Éthique, II, Prop. II, Scolie.
(10) Ibid., III, Prop. IX.
(11) Ibid., Prop. VI.
(12) Ibid., Prop. III.

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